Danse avec l' incertitude

Danser avec l’incertitude


Quelques mois ont passé depuis mon dernier article, « Ne pas savoir : chaos ou sagesse déconfinée? ». Et me revoilà face à l’impératif de nous réconcilier –de me réconcilier– avec l’ incertitude. Ai-je si peu évolué ou bien la vie se fait-elle plus brûlante dans sa façon de conjuguer son impératif dans mes veines et mon cœur? Et toi qui me lis, comment vis-tu ces heures mouvementées de notre histoire humaine? Parviens-tu encore à faire des projets, quitte à les voir se fracasser sur le  brise-lames du Xème remaniement des mesures sanitaires?

Doutes Crise sanitaire CoronavirusLes soirs de solitude, retranchée derrière mes gestes barrières, j’aimerais tant voir se refléter mes doutes dans tes yeux grand ouverts, danser avec toi l’inanité des prises de tête qu’on appelle débats,  ou alors sortir triomphants et ensemble d’un musclé « pour ou contre » qui se résoudrait en un hommage respectueux à nos différences…

En attendant, je laisse mes mots virevolter avec les feuilles d’automne, et m’enseigner un peu de leur sagesse face à l’omniprésence de l’impermanence.

Les habitudes ont la vie rude

Tant de choses ont changé depuis le début de la crise du Coronavirus, en mars 2020, qu’il serait plus rapide de faire la liste de ce qui n’a pas changé plutôt qu’énumérer tout ce qui a changé.

Distanciation socialeVoici néanmoins une petite check list (je suis casse-cou 😉 ). Un simple survol te permettra de faire le compte des faits et habitudes qui ont changé pour toi depuis mars 2020, et combien de fois :

  • habitudes personnelles : shopping, déplacements, sorties, loisirs, vacances,…
  • travail : réunions, pourcentage de présentiel et de virtuel, échanges avec les collègues,…
  • relations sociales : codes sociaux en rue, avec les ami·e·s, salutations, rituels de lien, toucher et caresses, rituels d’étapes de vie (naissance, mariage, funérailles),…
  • rythme de vie : horaires des parents et des enfants, calme ou agitation intérieurs et extérieurs, trafic,…
  • santé : préoccupations sanitaires, actions de prévention, traitements,…
  • statut social et perspectives de carrière : cessation d’activité, chômage (technique), incapacité de travail, faillite,  redéfinition des tâches,…
  • situation financière : fluctuations des revenus, manque d’argent, précarité,…
  • niveaux de stress : instabilité émotionnelle, peurs, angoisses, sentiment d’impuissance, soucis financiers, état de santé propre ou des proches,…
  • projets d’avenir : reportés, annulés, replanifiés, re-annulés, …
  • valeurs

(Libre à toi de compléter cette liste dans les commentaires.)

Automne, maître des deuils

automne feuillesSi l’Orient a fait un art de la maîtrise du maîtrisable, notamment par ses arts martiaux, il a aussi fait un art du lâcher-prise de tout le non maîtrisable (voir à ce sujet un splendide poème sur le lâcher-prise). Cette sagesse du non-agir, du fluer avec, du laisser être, voilà ce que cette période surréaliste m’invite à cultiver.

Cette année plus que jamais, mes sorties automnales en forêt sont devenues vitales, comme si j’avais besoin de cette exposition répétée aux rafales du vent, aux gifles de la pluie pour me rappeler l’intime nature de la vie, qui est cycles et impermanence.

Les arbres font moins de drames que moi quand sonne l’heure de laisser partir leurs feuilles chéries, celles qu’ils ont nourries de leur sève printemps et été durant, celles qui faisaient la fierté de leur jeunesse.

Quand on lui arrache ses « habitudes », l’arbre n’a nullement besoin de parcourir les étapes du deuil : il ne fait qu’un cellulairement parlant avec l’inévitabilité des cycles, il n’a aucune capacité à se rebeller, marchander avec la vie (« Rends-moi mes feuilles bien vertes et je te promets d’être sage »). Il est Acceptation, Sérénité, et œuvre sans transition à nourrir les bourgeons du printemps suivant.

Car l’arbre, contrairement à moi, n’a pas été conditionné à percevoir le monde chronologiquement, selon une ligne factice allant du passé au futur, où le présent n’est qu’une petite parenthèse. L’arbre vit dans l’éternel présent.

La danse de l’incertitude

La vie, ce ballet incessant de formes qui vont et viennent, est profondément incertaine. Cela ne pose aucun souci au ver de terre, ni à la fleur, ni aux montagnes. Cela en pose un énorme à l’homme, qui est doté d’une conscience de lui-même tellement auto-centrée qu’il a du mal à concevoir la vie sans sa propre existence. Il ne peut se résoudre à sa propre disparation. Qui est pourtant sa seule certitude.

Pour faire baisser son niveau d’anxiété, il met en place des stratégies visant à étudier, connaître, mesurer, calculer, prédire, anticiper… Bref : il cherche à maîtriser et contrôler la vie, ou en tout cas « sa » vie.

Cela peut fonctionner, un temps. Jusqu’à ce qu’un petit virus couronné débarque comme un chien dans le jeu de quilles, nous rappelant que nul ne peut prédire la vie.

« Si tu veux faire rire Dieu, parle-lui de tes projets »

C’est du Woody Allen.

Ce sur quoi Jorge Terren, facilitateur didacte de Biodanza argentin, renchérit :

« La vie n’a pas réussi à être ordonnée, stable, certaine, avec une cohérence logique, elle se présente toujours magique, aventureuse, instable, mystérieuse et créative.

La stratégie de recherche de certitudes n’est pas bonne, je propose de la changer par la danse avec les incertitudes.

Cela veut dire de ne pas la contenir pour l’étudier, mais de lui permettre de s’exprimer et de la reconnaître dans sa liberté. »

Reconnaître la vie dans sa liberté

Oui, la vie est libre, infiniment. Libre de nous choyer ou de nous secouer. Libre de respecter notre besoin de repères ou de mettre un coup de pied dans notre fourmilière.

La vie ne nous doit rien : elle nous a déjà tout donné en se mettant au monde à travers nous.

Et nous lui devons tout.

Me rappeler cela m’aide à honorer cette imprévisibilité de la vie, et à cesser de vouloir la brider à tout prix pour la faire rentrer dans mon modèle du monde.

cheval en liberté Je peux alors l’admirer dans son déploiement perpétuel, d’instant en instant, comme j’admirerais un cheval sauvage, pur-sang, pur feu, bondissant librement dans l’immensité des plaines.

Ou mieux : je peux embrasser à plein corps cette incertitude et danser avec elle.

Tu me diras que ce qui nous arrive depuis quelques mois n’est pas l’œuvre de la vie mais de quelques humains confus, incompétents, voire mal intentionnés. Je te rejoins. Mais qui inspire à ces êtres leurs décisions étranges? Le diable, me réponds-tu. Toi alors, tu y vas fort !! Alors, qui inspire le diable, à ton avis, sinon la vie?

Or la vie, vois-tu, j’ai la faiblesse –ou la force– de croire qu’elle sait ce qu’elle fait, et que ce qu’elle fait est juste, même si je ne peux le comprendre avec mon mental limité.

L’instant vécu nous sauve

Si j’ai le courage de lâcher mon illusion de contrôle, le courage de regarder la réalité en face, alors je sais que de l’instant présent naîtra un autre instant présent qui accouchera lui-même d’un nouveau moment, et qu’il se peut que de l’embryon de dictature sanitaire actuelle naisse un jour une dictature tout court, de celle où l’on pend les gens haut et court pour avoir dérogé aux diktats de l’Etat.

Mais il se peut tout autant que l’embryon connaisse une mutation, que l’humanité négocie son grand virage juste avant de percuter le mur, et que demain je me réveille sur une Terre nouvelle plus verte que la Mongolie d’Urga, ce film que j’aime tant.

Mongolie UrgaEn fait, tout se peut. Alors à quoi bon perdre mon énergie en conjectures, en projections stériles sur d’improbables futurs?

Je choisis de danser, c’est ce que m’a appris la Biodanza : quelle que soit la musique de la vie en cet instant précis, je peux choisir de bouder en me mettant de côté (parce que je n’aime pas cette musique-là), ou la danser quand même et voir ce qui en émergera.

L’instant vécu, appelle-le vivencia, appelle-le enfer ou paradis, c’est un moment de vie, et comme tel, une source infinie de connaissance et de sagesse.

Depuis que j’ai choisi de danser l’incertitude, c’est-à-dire d’exprimer ma singularité dans un corps à corps avec la singularité de ma perception dans l’instant, les émotions récurrentes qui envahissaient mon espace depuis mars (colère, désespoir, impuissance…) ont fait place à la joie.

Une joie profonde qui marche vers demain avec confiance, et surtout avec la curiosité de l’enfant pour qui chaque matin est le premier matin du monde.

Enfant regard émerveillement

Le ‘maintenant’ c’est toi

Et si, pour terminer cet article, je donnais la parole à Rolando Toro * ? Une parole poétique : quoi de mieux pour dire le mystérieux mystère et la merveilleuse merveille de vivre?

« À présent

La première goutte de pluie sur le lac

Sens-tu les cercles qui se propagent en toi ?  […]

Ta tendresse est la goutte de pluie croissante dans le jour de soleil.

Le ‘maintenant’ c’est toi.

Immensité d’amour en ondes invisibles

Baise les pieds de l’Inconnu. »

* Rolando Toro, traduit par Guillaume Husson, dans « Moments Structurants : Une réflexion sur la puissance de l’instant vécu» , un livre de Myrthes Gonzalez, aux Editions Genèse Actuelle.

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