D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été une « bosseuse ». Pendant que mes potes roulaient leur bosse dans les bals de village, je passais mes samedis soirs à peaufiner une Xième version de ma dissertation, à recopier mes formules de math ou à réciter mes leçons d’histoire. A l’université, le mal a empiré : les soirées ne suffisaient plus pour assimiler les tonnes de matière à ingurgiter. J’ai donc commencé à rogner sur mes nuits puis, en période d’examens, à les zapper sans autre forme de procès, parfois —j’en rougis— à coup de Captagon, cette douteuse amphétamine qui fait couler tant d’encre depuis qu’on l’a surnommée « la drogue de Daesh » (voir article dans Le Monde).
Travailler, une stratégie pour ne pas sentir?
Derrière ce besoin d’étude forcené se cachait une estime de moi défaillante, une profonde insécurité intérieure. Pour compenser tout ça, une stratégie inconsciente s’était mise en place : devenir parfaite! Et la perfection, du moins c’est ce que le système éducatif m’avait fait croire, résidait dans un 20/20.
Année d’étude après année d’étude, j’ai ainsi nourri un monstre avide à l’intérieur de moi : une bête de travail à sept têtes, engloutissant livres et manuels à n’en plus finir, et engloutissant aussi mes jours, mes nuits, mes amitiés et une hypersensibilité qui m’était un bien gênant fardeau. A 23 ans, quand j’ai pénétré la tête haute dans le monde du travail, j’étais déjà …
…Wonder Woman !
Pas étonnant que j’aie eu un début de carrière fulgurant, avec une énergie aussi guerrière. A 25 ans, j’étais déjà consultante en Relations Publiques, à 27 je gérais de gros comptes toute seule comme une grande, et à 30 ans et des poussières —…de cigarettes ;-)—, j’étais Communications Manager dans une multinationale de télécommunications, à l’époque du boum des GSM.
Puis à 34 ans, coup de tonnerre : mon fils aîné, âgé alors de 4 ans, est renversé par une voiture en rentrant de l’école. Il était 18h et j’étais encore au travail, comme chaque soir. En couple de cadres modernes, nous confions nos enfants à une nounou qui allait les rechercher à l’école et s’en occupait jusqu’à notre retour, souvent tard dans la soirée. Et ce jour-là, la nounou n’a pas tenu la main de mon fiston sur le passage clouté…
L’accident qui fait tout basculer
Jamais je n’ai traversé Bruxelles aussi vite que ce jour-là : aucun feu rouge n’a pu interposer sa loi entre mon cœur de maman qui battait à se rompre, et mon fiston qui avait été emmené aux urgences dans une clinique à l’autre bout de la ville. C’est à ce moment-là, en proie à l’angoisse et la culpabilité, que j’ai fait un pacte avec le « bon dieu » : « Si mon fils est indemne, j’arrête de travailler ».
Et mon fils —les miracles existent— était indemne !! Il m’attendait sagement sur la table du docteur, avec ses boucles blondes et ses grands yeux bleus, et il m’a lancé : « Tu sais quoi, Maman? Eh ben j’ai plongé entre les roues avant de la voiture, comme dans les dessins animés, tu vois ! ». Pour une fois, j’étais prête à embrasser le téléviseur, mais j’ai d’abord couvert mon petit bonhomme de baisers et de larmes.
Puis est venu le moment de négocier avec celui avec qui j’avais fait un pacte. Hmmmm…
— « Mon fils s’en est sorti. Merci… Euh, si j’arrête de travailler 6 mois, ça te va? ».
— …
Drogue dure
Qui ne dit mot consent. J’ai donc demandé une pause carrière de 6 mois (aïe, mon image de manager parfaite allait en prendre un coup, mais tant pis). Il a fallu négocier dur, mais je l’ai obtenue. C’est là que, horreur, je me suis aperçue que sans mon travail, je n’étais rien ni personne. Je ne savais même pas ce qu’était être mère : j’avais des enfants, ce qui est très différent. Et je passais mes journées dans le canapé, les yeux dans le vide, en attendant l’heure d’aller les rechercher à l’école. J’étais une zombie en sevrage de sa drogue dure…
De retour au travail, ayant pris la mesure de l’ampleur des dégâts et appris à la dure cette leçon de vie, je me suis portée candidate pour le licenciement, et j’ai été reçue haut la main 😉 ! J’ai clamé haut et fort que je quittais définitivement le secteur privé mais que j’y reviendrais pour soulager la souffrance au travail. Et c’est ce que j’ai fait, ou plutôt ce que j’ai cru faire.
Au secours des personnes stressées…
Car quelques années plus tard, portant ma quarantaine en bandouillère, j’oeuvrais comme formatrice en gestion du stress et prévention du burnout dans les entreprises bruxelloises. Tout en prenant sur moi mille autres tâches que mon descriptif de fonction ne me demandait pas de faire. Attention, sauveteuse à bord !!
Encore une fois, l’adage du cordonnier mal chaussé fit ses preuves : j’enseignais à cor et à cri ce que j’avais tant besoin d’apprendre, c’est-à-dire à écouter mes signaux, à satisfaire mes besoins en souffrance. En d’autres mots : à prendre soin de moi.
L’étincelle qui mit le feu aux poudres fut la mort abrupte d’un proche. Un mois après, jour pour jour, je m’effondrais avec impossibilité de me relever. Plus de jus. Zéro volt. Qui donc avait tiré la prise?
Ben, la Vie, ma jolie ! C’est la vie en personne, la véritable super-héorïne de l’histoire, ce n’est pas toi ! C’est elle qui a vu que t’étais en train de te griller, te carboniser, te volatiliser en fumée —c’est bien le sens du mot burnout !
La vie t’a rendu cet incommensurable service de te mettre hors d’état de TE nuire. Qu’est-ce qu’on dit à Maman la Vie?
Série noire : ça va s’arrêter quand?
Non, non et trois fois non! Le merci ne sortirait pas de ma bouche. D’ailleurs plus rien n’en sortait ni y entrait. J’étais tellement à bout de force que je ne parlais plus, ne mangeais plus. C’est à peine si je parvenais encore à digérer de l’eau de source. Je n’avais plus que mes yeux pour pleurer, et ceux de mon amoureux, obstinément fichés dans les miens, tandis qu’il menaçait de m’amener aux urgences psychiatriques…
Contrainte et forcée, j’ai accepté l’aide d’un thérapeute, puis deux, puis trois.
Une des plus grandes tortures était de ne pas parvenir à dormir la nuit, malgré l’épuisement. Mon système intérieur, tétanisé par ce crash subit, associait le sommeil à la mort, et faisait tout pour me maintenir en vie, donc éveillée. Sans sommeil et quasi sans nourriture, je dépérissais à vue d’oeil. La série noire des morts brutales et des accidents était enclenchée : en 30 mois, j’ai perdu toute ma famille d’origine, ma voiture —collision frontale—, ma santé et mon travail, sans parler du train de vie correct qui allait avec.
Ce qui m’a sauvée?
Les larmes d’abord, leur flot incessant. Telles des servantes dévouées, elles ont lavé mes plaies jour et nuit, et ont arrosé mes terres asséchées par des années d’éloignement de moi…
L’amour de mes proches, ensuite, leur dévouement à me faire des infusions, me cuisinier des mets légers et néanmoins riches en éléments nutritifs. Et la confiance bienveillante des thérapeutes.
Enfin, je dois beaucoup à la foi qui m’habite depuis toute petite. L’intime de moi a toujours su que la vie m’aimait, quand bien même elle semblait s’acharner sur moi. La phrase de Khalil Gibran tournait en boucle dans ma tête : « Plus profondément le chagrin creusera votre être, plus vous pourrez contenir de joie. »
Les docteurs m’avaient prescrit 20 heures sur 24 en position allongée : c’est le seul moyen, paraît-il, de permettre aux glandes surrénales de vraiment se recharger. Ni lecture, ni télé, ni musique. Repos total du corps et de l’esprit.
Heureusement l’âme est très à l’aise dans les tempêtes existentielles. Je me demande même si ce n’est pas elle qui les déclenche pour qu’on se tourne enfin vers elle… Il me restait donc la poésie —à petites doses— et la prière.
Tout le monde me l’avait dit, et cela s’est vérifié : il faut du T.E.M.PS. Et pour accepter ce temps qui passe sans apporter d’amélioration apparente, du moins au début, il faut de la P.A.T.I.E.N.C.E. Des tonnes de patience.
Renaître de ses cendres, tel le phénix
J’ai appris peu de choses, mais ces choses apprises grâce au burnout ont marqué mon âme au fer rouge.
La première fut l’antidote de mon indécrottable impatience. C’est Pascal Obispo qui le dit, dans sa très belle chanson, Lucie : « Le temps, c’est de l’Amour ». Comme me le disait l’autre jour une connaissance qui a traversé la même épreuve : « Je viens de prendre conscience que la vie me donne du temps pour me soigner. » Encore s’agit-il de pouvoir recevoir, sans culpabilité mal placée, ce temps offert, et dire OUI !
C’est le deuxième enseignement de cette longue traversée. Apprendre à recevoir, à demander aussi, et à remercier pour ce qui est donné. Cela n’a rien à voir avec une politesse de surface : c’est une école d’humilité, c’est descendre du piédestal du moi performant gonflé aux anabolisants de la réussite, de l’indépendance et de la position haute souvent adoptée quand on « donne ».
Le troisième cadeau de ces longues heures passées dans l’alcove de mon salon, à regarder la vie suivre son cours par la fenêtre du jardin, fut une déconstruction bloc après bloc de l’image de moi. Celle que je croyais avoir été, n’était qu’un masque, un costume, ou plutôt toute une garde-robe de costumes. Et derrière la nudité du costume soudain arraché, il n’y avait d’abord rien d’autre que la douleur de l’âme à vif, percée de désillusions, et un arrière-goût amer dans la bouche…
De quel droit pourrais-je un jour me remettre à enseigner? Je ne savais rien, ni comment m’en sortir, ni même pour quoi ou pour qui. Je n’étais même pas capable de gérer ce petit lopin de terre qui m’avait été confié dans cette incarnation : mon corps… Alors renaître d’un tas de cendres, tu t’imagines !
Soigner, enseigner, gouverner…
Freud a dit qu’il y avait trois métiers impossibles : soigner, enseigner et gouverner. J’avais tenté de combiner les deux premiers et m’étais brûlé les ailes. Et cette impossibilité me sautait à présent au visage : « De quel droit imposer une vérité aux autres? ». Pascal Chabot, dans son excellente analyse « Global burn-out », en parle brillamment.
J’ai mis du temps à savourer cette découverte : tout ce que je croyais savoir, m’éloignait de la réalité nue de l’instant, et donc de moi-même dans mon être-au-monde toujours à redécouvrir, à co-créer. J’étais une forme de la vie qui, pour ne jamais se figer, vivait un processus permanent de mort-résurrection.
J’ai reçu d’autres cadeaux, ils sont trop nombreux pour vous les partager ici. La vie est généreuse : elles nous aime avec une infinie patience, une infinie bonté et elle est aujourd’hui la seule enseignante à qui je fais entière confiance. Car la vie n’a aucun agenda pour moi : elle me veut juste vivante et prête à me tenir debout —même couchée, je peux rester debout— dans la lumière de sa conscience.
Si tu peux le danser, tu peux le traverser
Je pourrais vous parler jusqu’à la fin des temps, mais j’ai appris aujourd’hui que si mon âme est infinie, le temple où elle séjourne est fait de temps et de matière, et que ce temple a des limites. La vie est à danser, et non à consommer. Nous sommes des funambules sur un fil tendu entre les extrêmes du tout et du rien. Tout est question d’équilibre.
C’est la dernière chose que je veux te partager personnellement, à toi qui me lis : quoi que la vie t’envoie comme musique à chaque instant de ton existence, tu es capable de le danser. Il n’y a pas d’erreur de casting. Et si tu peux le danser —c’est-à-dire laisser son énergie te mettre en mouvement au lieu de te figer—, tu peux le traverser.
Entre autres choses salvatrices, la Biodanza m’a appris cela. Et je lui dois de n’avoir jamais désespéré de la puissance de résilience tapie en moi. Même quand je désespérais de « moi ».
Contemplation
Je vais maintenant honorer mes limites de femme incarnée pour aller respirer un peu de soleil taquin au fond du jardin, là où la danse des libellules me plonge dans la contemplation. Car j’ai découvert que la contemplation, chère aux mystiques et aux poètes, est la seule capable de m’arracher aux griffes de mon guerrier forcené sans faire usage de la force et du combat.
Que dites-vous? Mon guerrier, celui qui m’a conduite au drame, s’il vit toujours? Bien sûr ! Je ne l’ai pas tué. On ne peut s’amputer d’aucune part de nous. Je tente juste de lui parler, de l’écouter, de négocier avec lui. Et je lui montre combien la vie peut être douce quand on rend grâce pour tout ce qu’elle nous donne : les va-et-vient de son flux d’énergie en nous et autour de nous, les cycles, les contrastes jour-nuit, ombre-lumière.
Et l’amour, l’amour qui veille jour et nuit, même quand je dors. L’amour qui me souffle au réveil : « Bénis cette journée ! Je t’aime telle que tu es ».
Que dire d’autre que merci? Merci à toi aussi, de m’avoir lue.
PS : une dernière citation, de Christiane Singer, pour le chemin, cela te dit?
« C’est une immense conspiration, la plus gigantesque conspiration d’une civilisation contre l’âme, contre l’esprit. Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être. »
PS bis : J’anime une fois par mois un groupe de soutien et de résilience pour personnes traversant un burnout. Si cela t’intéresse, fais un tour sur la page de l’atelier.
Bonjour
Je suis intéressé par cette activité et du groupe de soutien.
Bonjour
Je serais intéressé par votres activité de bienveillance.
Pourrais je en savoir davantage
Et prendre contact avec moi .
Merci.